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Blog: Dakar : Commun vouloir de vie commune

16 septembre 2016
Dakar fait figure de nouvel espace cosmopolite. Les logiques urbaines fondées sur les principes de l’espace publique auraient pu avoir une tendance dissolvante des identités ethniques ou cultuelles. Au contraire diversité, pluralisme et sens de l‘appartenance commune à autre chose y cohabitent, parfois dans un équilibre précaire.

Par Abdoulaye Elimane Kane, ancien ministre, Conseiller culturel du maire de Dakar.

Au Sénégal, la coexistence pacifique d’une pluralité de religions, la pratique du « cousinage à plaisanterie » et différents mécanismes de solidarité au quotidien et à l’occasion de grandes solennités peuvent être regardés comme les manifestations d’un « commun vouloir de vie commune », à la fois ancien et actuel. Le présent texte concerne le premier des cas énumérés et que l’on appréhende souvent sous l’appellation de « dialogue interreligieux ».

Le Sénégal est un pays où coexistent, depuis fort longtemps, des religions révélées et des religions traditionnelles (islam, catholicisme, protestantisme et animismes, au pluriel). L’islam y est la religion majoritaire. Cette religion et le christianisme ont trouvé un terreau africain de religions traditionnelles caractérisées par une certaine diversité : certaines sont des religions pratiquant le culte des Ancêtres, tandis que d’autres ont un Dieu unique transcendant relayé par des intermédiaires, comme chez les Diolas du sud (le dieu Emitay), et chez  les Sérères  du centre et de la côte atlantique (le dieu Roog Sene ).

L’intérêt de ce rappel se trouve dans le fait que ces religions n’ont jamais eu d’intention ou de volonté hégémonique d’imposer leur croyance ou leurs cultes à des peuples voisins. Si dans leur histoire on note des guerres et, dans leur vie sociale, des conflits liés à la conquête du pouvoir, l’on n’a jamais signalé de guerre de religion dans cette partie de l’Afrique précoloniale. Ce pluralisme religieux de fait, en dépit de l’existence de pratiques conservatrices ou rétrogrades, est à considérer comme un message humaniste sur lequel peuvent être bâties d’autres formes de coexistence pacifique.

Lorsqu’on parle de dialogue interreligieux, thème tout à fait approprié à la situation du monde d’aujourd’hui, on songe à ces conflits liés au manque de compréhension ou à des enjeux qui engagent des peuples ou des civilisations identifiées à un culte et qui peinent à trouver le sens du pluralisme, de la diversité et de la construction d’un même espace national ou international de vie commune et de reconnaissance mutuelle.

La vie quotidienne des Sénégalais notamment dans les villes, et une capitale comme Dakar, offre des exemples concordants d’une volonté de vivre ensemble avec une pluralité de religions et d’expressions cultuelles. Dakar fait figure de nouvel espace cosmopolite. Les logiques urbaines fondées sur les principes de l’espace publique auraient pu avoir une tendance dissolvante des identités ethniques ou cultuelles. Au contraire diversité, pluralisme et sens de l ‘appartenance commune à autre chose y cohabitent, parfois dans un équilibre précaire. Le rôle des pouvoirs publics et des gouvernances locales est justement de veiller et d’aider à ce qui peut contribuer à faire prendre conscience de l’importance et de la nécessité de ces équilibres.  L’une des voies royales consiste à favoriser l’expression de cette diversité adossée à la construction d’un espace d’égalité et de réciprocité.

Les musulmans du Sénégal pratiquent leur religion au quotidien en l’enracinant dans des confréries possédant une identité propre, symbolisées par leurs fondateurs respectifs qui y font figures d’Ancêtre fédérateur de la communauté des adeptes: Les Tijanes, les Mourides, les Layennes, les Niassènes, les Khadres-Ndiassane, Madina-Gounass, etc. Ces confréries sont en un certain sens concurrentes mais très rarement opposées au point de mettre en péril la cohésion sociale.

En termes de concurrence et de coexistence pacifique, l’on peut signaler dans la ville de Dakar en particulier, une forme singulière de ce pluralisme et de cette diversité de bon aloi qui se manifeste à travers l’iconographie religieuse abondante  qui  accompagne, dans la joie et la bonne humeur, et même un certain sens de l’échange et de  l’humour,  le déploiement de l’économie populaire encore appelée économie informelle. Amulettes, pendentifs, photographies géantes, vendus par des marchands dits « ambulants » dans toutes les grandes artères de la ville ;  emblèmes, enseignes ornant la devanture de magasins et de  grandes entreprises ;  publicités  sur  des supports aussi divers que  les journaux, les murs de bureaux à coté de la photographie officielle du président de la république, les flancs des véhicules de transport urbain et interurbains, mais aussi, et de plus en plus, à la télévision.

Toutes ces  images représentent, dans leur diversité, et la plus libre concurrence, les figures des principaux fondateurs des confréries et de leurs descendants. Chacun vente sa marchandise et compte sur la bénédiction de son guide religieux, dont il fait en même temps la promotion, mêlant ferveur religieuse et sens de l’entreprise. Et comme aiment à le répéter ces promoteurs que la vie urbaine a rendus ingénieux « chacun pour soi et Dieu pour tous ». Au-delà de cet aspect de compétition à mobile commercial, ils ne perdent pas de vue leur commune appartenance à une même religion et la vocation de régulateurs sociaux de leurs guides respectifs.

L’on cite souvent comme expression d’une tradition de tolérance et de « commun vouloir de vie commune » le fait que des membres d’une même fratrie appartiennent à des religions différentes sans dommage pour les relations familiales qui les lient. Exemples emblématiques : l’une des sœurs de Monseigneur Hyacinthe Thiandoum, premier archevêque sénégalais de Dakar, était musulmane, et des situations semblables sont légion.  De même, dans un pays majoritairement musulman, il n’est pas sans intérêt de noter que le président Senghor, de religion catholique, a été à la tête de l’État une vingtaine d’années, soutenu politiquement par des chefs religieux musulmans et par leurs disciples dont certains étaient en outre de grands notables à Dakar.

En inaugurant, le 7 juin 1963, la grande mosquée de Touba, capitale religieuse de la confrérie mouride, le président de la république, le  catholique Senghor a, dans son discours, mis en exergue deux idées qui témoignent  de l’attachement des Sénégalais à la tolérance et au vivre ensemble : il a loué le génie des Mourides (comme du reste celui des autres confréries) d’avoir su assimiler l’islam en l’adaptant aux expressions culturelles africaines. Il  a par ailleurs exhorté ses compatriotes à  persévérer dans leur compréhension de  la signification que la constitution sénégalaise assigne à la laïcité: à savoir, l’égale dignité de tous les cultes et le libre exercice de ceux-ci par leurs adeptes, mutuellement respectueux  les uns des autres.

Si dans d’autres régions du monde le dialogue interreligieux en est encore au stade de projet ou d’exercice exploratoire, au Sénégal un grand pas a été franchi et il est du, à mon avis au fait que les Guides et les adeptes de ces différentes religions ont su éviter le plus grand obstacle susceptible de faire échouer pareille entreprise : la question de leurs dogmes respectifs, question difficile voire insurmontable. Leur sagesse a consisté à noter ce qui unit les religions révélées et à mettre en exergue leur doctrine sociale commune originelle : lutter contre les injustices, protéger et assister les pauvres et les faibles comme l’Enfant, la Femme et l’Orphelin. Pour y arriver ils ont misé sur des ŒUVRES, un ensemble de bonnes pratiques mettant au cœur de la vie quotidienne le sens du partage et du bien commun. La ville de Dakar regroupe la majorité de ces institutions à vocation sociale et si intégrées à la vie des citoyens que peu d’entre eux, sans pourtant l’ignorer, font état de l’origine religieuse de leurs fondateurs.

Enterrer leurs morts dans le même cimetière dans certaines localités est d’autant plus courant que ces morts d’obédiences différentes sont issus des mêmes familles. Faire don, lors de la fête musulmane du mouton, aux voisins et amis catholiques, de « la part » de ce sacrifice qui leur revient est une pratique de longue date dans les centres urbains, à Dakar en particulier. De même, à l’occasion de certains événements comme l’enterrement du cardinal Thiandoum ou l’intronisation d’un nouvel évêque, des dignitaires musulmans connus pour leur long commerce avec la hiérarchie catholique à Dakar assistent à la cathédrale de Dakar aux cérémonies de consécrations de ces événements.  Thierno Saidou Nourou Tall, petit-fils de Elhadji Oumar Tall, grand résistant musulman à l’entreprise coloniale était connu pour cette pratique que ses héritiers, neveux et disciples vivants à Dakar ont perpétuée, non sans enregistrer quelques grincements de dents de la part d’autres « fidèles » plus attachée à une autre conception.

Réciproquement, à la fin du mois de Carême, les catholiques partagent le « Ngalakh » (met succulent fait de pâte d’arachide, de lait caillé sucré et de couscous de mil) avec leurs voisins et amis à qui ils envoient de grands récipients contenant cet aliment très apprécié. Les évêques qui ont dirigé l’Eglise catholique sénégalaise et leurs homologues officiant dans les capitales régionales ont toujours, de leur coté, marqué de leur présence les grands événements qui rythment la vie des confréries et des populations de culte musulman dans les capitales religieuses et, à Dakar en particulier. 

Sur un autre plan, nombre de sénégalais musulmans ont fait partiellement ou totalement leurs études dans des écoles, collèges et autres structures d’enseignement et de formation crées et dirigés par des institutions catholiques. Dans le domaine de la santé on note le même dynamisme d’actions caritatives destinées à toutes les couches sociales, sans distinctions de religion ou d’origine, autant d’offres qui complètent fort heureusement les politiques publiques dans ces sous – secteurs, parallèlement aux institutions concourant au même but et fondées par des mécènes ou des guides religieux musulmans.

Ce Vivre-ensemble fondé sur la recherche du bien commun repose fondamentalement sur une certaine de conception de la notion d’identité. Les Sénégalais sont de plus en plus conscients de ce que l’identité en général, la leur en particulier, d’après leur expérience et leur histoire, est hybride en ce qu’elle est faite de plusieurs strates et influences. Ils sont également de plus en plus conscients de ce que la vie urbaine, la Ville de Dakar notamment, capitale nationale et pôle urbain en pleine expansion, est un espace d’émergence de cultures nouvelles et diverses ; que pour cette raison survivre et contribuer au Vivre- ensemble implique pour les différentes sensibilités cultuelles de savoir faire preuve de créativité signe de vitalité et d’aptitude à assurer leur propre enracinement dans un monde urbain, ouvert par essence.

En conséquence la recherche de l’harmonie doit consister, pour chacun, à intégrer judicieusement ces différentes strates en sa propre personne comme individu lié à un groupe, une communauté. C’est ce qui explique, par exemple, que certains citoyens, de religion catholique ou musulmane, vivant à Dakar, issus de régions du pays où les religions traditionnelles ont eu une forte et longue implantation, prennent part à des traditions locales de commémoration et incitent leurs enfants à s’ouvrir à des pratiques d’initiation à certaines valeurs, autant d’expression du besoin d’enracinement et d’ouverture sans lesquels l’homme risque d’être partagé d’avec soi-même.

L’on n’est pas seulement musulman, catholique ou d’obédience animiste : l’on est aussi mille autres choses que l’on partage avec ceux qui ne pratiquent pas le même culte. Savoir cela et lui accorder la place qui lui revient c’est avoir le sens du dépassement de soi pour aller vers l’autre ; c’est avoir le sens du bien commun. Dans ses programmes et son action locale, la Ville de Dakar a fait du bien commun l’axe central de sa politique culturelle comme en témoigne par exemple l’emblème de sa candidature au réseau des Villes créatives : connecter des mondes divers.